George Crumb chamber music

Eleven Echoes of Autumn / Makrokosmos I & II / Sonate pour violoncelle / Black Angels for electric string quartet

Jay Gottlieb (piano) Alexis Galpérine (violon) Pierre Roullier (flûte), Bernard Yannotta (clarinette) 

Jean de Spengler (violoncelle

QUATUOR STANISLAS

Forgotten Records fr1910 - Février 2021

 

 

 

Hommage à George Crumb

A l’occasion de ses 70 ans

Nancy - Mai 1999

 

C’est au début des années 1990 que Laurent Causse, depuis peu premier violon du Quatuor Stanislas, nous fit découvrir  Black Angels  de George Crumb, composé en 1970 et enregistré par le fameux Kronos Quartet  en 1990. Nous avons aussitôt été subjugués par cette œuvre fascinante, inspirée par la guerre du Vietnam, où se mêlent l’étrange  sonorité des cordes amplifiées électriquement, les percussions, voix, harmonicas de verres, ainsi que toutes sortes de bruitages mystérieux, entièrement actionnés par les seuls instrumentistes du quatuor!

Nous avons alors pris la décision de nous mesurer à ce monde inconnu, malgré les innombrables difficultés pratiques et techniques qui se dressaient devant nous: rien que les harmonicas de verre constituaient un défi, relevé avec brio par Laurent Causse  et son épouse, qui se rendirent aux Cristalleries de Sarreguemines munis d’un diapason, afin de sélectionner les vingt  coupes de cristal de différentes tailles nécessaires à l’exécution de God Music  (chacune devant émettre une note précise). Ce qui fut probablement la  première audition française de  Black Angels eut lieu dès mai 1992,  dans le cadre du festival « Musique-Action » organisé par la Scène Nationale de Vandœuvre-lès-Nancy. Le Quatuor Stanislas l’a ensuite rejoué plusieurs fois, notamment dans le cadre du festival  « Présences » de Radio-France en février 1994, avant de l’enregistrer à Radio-France pour le label Ogam, qui a malheureusement fait faillite en 2002.  En 1996, l’Ensemble Stanislas organisa à l’Opéra de Nancy un hommage à Henri Dutilleux à l’occasion de ses quatre-vingt ans, et l’idée de renouveler régulièrement cette expérience avec d’autres grands compositeurs s’imposa naturellement. Dès lors, pourquoi pas George Crumb, qui devait fêter ses soixante-dix ans en 1999 ? L’occasion de le voir se présenta à l’été 1998, lors de la deuxième tournée du Quatuor Stanislas aux Etats-Unis. Très intimidé à l’idée de rencontrer cette figure si célèbre de la musique américaine,  je l’appelai au téléphone, et il m’invita aussitôt  chez lui  dans la banlieue de Philadelphie. A l’adresse indiquée, avisant un jardinier en short qui taillait des rosiers, je lui demandai où se trouvait la maison de  Mr. Crumb : il se retourna et  m’adressa un large sourire, c’était le Maître en personne !

Il accepta aussitôt notre invitation avec une simplicité confondante, comme si l’idée de venir à Nancy lui était aussi naturelle que de répondre à l’invitation du New York Philharmonic, qui venait de lui consacrer toute une rétrospective. Il faut dite que la formule inaugurée en 1996 avec Dutilleux s’était notablement étoffée,  avec la participation prévue  de l’Orchestre Symphonique de Nancy, du festival « Musique-Action », ainsi que du Conservatoire de Région du Grand Nancy, pour une semaine de concerts, de rencontres et de  classes de maître, entre le 3 et le 7 mai 1999.

Je garde un souvenir ému du concert du 4 mai, où fut interprétée une partie des œuvres présentes sur ce CD : Eleven Echoes of Autumn, Makrokosmos pour piano, ainsi que la Sonate pour violoncelle seul, une œuvre de jeunesse (1955). Il assista à la répétition, et lorsque je lui demandai de me faire part de ses critiques ou remarques, il répliqua avec un bon sourire : « Non, non,  c’est très bien, mais vous savez, j’ai l’impression d’entendre l’œuvre de quelqu’un d’autre: il y a peut-être un quart de Boris Blacher (son professeur à Berlin), un quart de Bartók,  un quart de Hindemith, et seul le dernier quart est vraiment de moi ! » Et pourtant, quelle belle œuvre, adoptée par les violoncellistes du monde entier!

Un des moments forts de la semaine fut le concert du 6 mai à l’occasion de la réouverture de la salle Poirel entièrement rénovée, où fut  donnée la première exécution française de  A Haunted Landscape  (Un paysage Hanté) pour orchestre, sous la direction de Mark Foster, avec Four Nocturnes pour violon et piano, et  Black Angels. Pour ces œuvres, le Maître était beaucoup plus disert que pour la Sonate de violoncelle, car elles correspondaient à la pleine maturité de son style. Je me souviens qu’après une première exécution de la pièce pour orchestre, il sauta sur la scène et  plongea sous le couvercle du piano afin de montrer au pianiste ébahi comment devaient sonner les effets de « piano préparé », qui sont une de ses grandes découvertes. On aurait dit un mécanicien sous le capot d’une voiture, et il se définit d’ailleurs lui-même comme un  mécanicien du son.  Pour ma part, je dirais plutôt un poète du son, mais c’est bien là une marque de sa modestie !

Jean de Spengler

 

Est-il besoin de le préciser? La présence effective du compositeur donnait à ces Rencontres George Crumb une aura particulière, une solennité et une ferveur qui traduisaient le désir de chacun de se hisser à la hauteur de l'évènement.  Ainsi, chaque instrumentiste a gardé un souvenir précieux, parfois singulièrement émouvant, de ces riches heures de partage, entre les répétitions, les repas pris en commun et les promenades dans la ville qui étaient l'accompagnement obligé des concerts.

 

George Crumb ne cachait pas sa joie d'être ainsi fêté dans une belle province de France qu'il ne connaissait pas. Il ne cacha pas non plus sa satisfaction devant le soin apporté à chacune des exécutions, qui étaient autant de marques de respect à son endroit. Certaines images, parfois drolatiques ou touchantes, restent gravées dans la mémoire. Je le revois, par exemple, frottant les cordes du piano avec mon bloc de colophane(!),  à la recherche d'un effet sonore qu'il ne se lassait pas d'explorer, tel un bricoleur de génie (il avait proprement pulvérisé l'objet, ce dont il se montra sincèrement navré!)

 

Autre souvenir: au cours d'une émission de France-Culture, quand, sous l'assaut d’un savant  musicologue, il se voyait sommé de s'expliquer sur telle ou telle combinaison subtile de son écriture, il répondait benoitement avec un sourire malicieux: "Oh, vous savez, j'ai écrit ça en me souvenant de la rivière de mon enfance qui coulait au fond du jardin..." Il semble qu'il s’amusait à surjouer le paysan de West Virginia, vision renforcée par le blue jean et l'épaisse chemise à carreaux dont il se déparait rarement. Naïveté tout à la fois feinte et authentique, science profonde et simplicité désarmante des manières, telles sont les qualités qui s'offraient aux curieux. Ainsi, cet homme exquis, grand Américain et vrai poète de la chose sonore, gardait sa part de mystère, dans le refus de séparer candeur et complexité de la pensée, comme s'il voulait décourager à l'avance tout excès d'analyse, comme s'il tenait à laisser éternellement en suspens toutes les interrogations que sa musique, constamment inspirée, n'avait pas manqué de susciter aux quatre coins du monde.

Alexis Galpérine

 Tribute to George Crumb

on the occasion of his 70th birthday

Nancy - May 1999

In the early 1990s, Laurent Causse, recently appointed first violin of the Stanislas Quartet, introduced us to George Crumb's Black Angels, composed in 1970 and recorded by the famous Kronos Quartet in 1990. We were instantly captivated by this fascinating work inspired by the Vietnam War, which mingled the strange sounds of electrically amplified strings, percussion, voices, a glass harmonica and all sorts of mysterious effects entirely produced by the instrumentalists.

We then decided to measure ourselves against this unknown world, despite countless practical and technical difficulties. The glass harmonica alone was a challenge – but one splendidly met by Laurent Causse and his wife, who went to the Sarreguemines crystalworks armed with a tuning fork to select the twenty crystal glasses of various sizes needed to perform God Music (each one had to emit a precise note). What was probably the first French performance of Black Angels took place in May 1992, during the "Musique-Action" festival staged by the Scène Nationale of Vandœuvre-lès-Nancy. The Stanislas Quartet then played it again several times, including during the "Présences" festival at Radio-France in February 1994, before recording it at Radio-France for Ogam – a label that unfortunately went bankrupt in 2002. In 1996, the Stanislas Ensemble staged a tribute to Henri Dutilleux at the Opéra de Nancy for his eightieth birthday, and it then seemed a fine idea to renew this experience regularly with other great composers. So George Crumb, celebrating his seventieth birthday in 1999, was an obvious candidate. There was an opportunity to see him in the summer of 1998, during the Stanislas Quartet's second tour in the US. Though highly intimidated at the thought of meeting such a famous figure in American music, I phoned him, and he immediately invited me to his home in the suburbs of Philadelphia. At the address he had indicated, I saw a gardener in shorts pruning roses, and asked him where Mr. Crumb's house was. He turned around and beamed at me: it was the master himself!

Astoundingly, he immediately accepted our invitation, as though the idea of coming to Nancy were as natural as responding to an invitation from the New York Philharmonic, which had just devoted an entire retrospective to him. However, I should mention that the initial event with Dutilleux in 1996 had been considerably expanded: it now involved the Nancy Symphony Orchestra, the "Musique-Action" festival and the Nancy  Conservatoire during a week of concerts, get-togethers and master classes, between 3 and 7 May 1999.

I have very fond memories of the concert on 4 May, when some of the works on this CD were performed: Eleven Echoes of Autumn, Makrokosmos for piano and an early work, the Sonata for solo cello (1955). He came to the rehearsal, and when I asked him if he had any criticism or comments, he replied with a broad smile: "No, no, it's very good. But you know, I feel like I'm hearing someone else's work: maybe a quarter of it is Boris Blacher (his teacher in Berlin), a quarter of it is Bartók, a quarter of it is Hindemith, and only the last quarter of it is really me!" But in fact, this is a really magnificent piece, which has been adopted by cellists around the world.

One of the highlights of the week was the concert on 6 May for the reopening of the completely renovated Salle Poirel, which featured the first French performance of A Haunted Landscape for orchestra, conducted by Mark Foster, along with Four Nocturnes for violin and piano, and Black Angels. In these works, the composer was far more articulate than in the Sonata for cello, as they expressed his fully mature style. I remember that after an early performance of the orchestral piece, he jumped on stage and dived under the piano lid to show the astonished pianist how the "prepared piano" effects (one of his great discoveries) should sound. He looked just like a mechanic under the hood of a car – and in fact, he refers to himself a sound mechanic. I would personally call him a poet of sound, but it just shows what an extremely modest man he is.

Jean de Spengler

 

It goes without saying that the actual presence of the composer gave these "Rencontres George Crumb" meetings a particular aura, solemnity and sense of commitment inspiring everyone to rise to the occasion. So all the instrumentalists have their own treasured and sometimes moving memories of the fascinating hours experienced with him during rehearsals, shared meals and walks around the city – decided bonuses on top of the concerts.

George Crumb did not hide his delight at being celebrated in this way in a beautiful province of France he had never visited before, nor his satisfaction at the care given to every performance of his works: all marks of respect for him. Endless funny and touching images are etched in the memory. For instance, I remember him rubbing the piano strings with my rosin block in search of a sound effect he never tired of exploring, like the brilliant tinkerer he was. (He completely destroyed the rosin, for which he was deeply apologetic!)

Another memory: during a France-Culture broadcast, when, assailed by a learned musicologist asking searching questions about various subtle aspects of his writing, he answered blandly, with a mischievous grin: "Oh, you know, I wrote that while thinking about the river at the bottom of the garden in my childhood home..." He seemed to relish playing the West Virginia farmer to the hilt: a vision shored up by the blue jeans and thick checked shirt he nearly always wore. The curious were met by naïveté, both feigned and genuine, profound knowledge and disarmingly simple manners. So this exquisite man, this great American, this true poet of sound, managed to preserve his share of mystery, refusing to separate candour and complex thinking, as though keen to preclude any excessive analysis, and leave all the questions raised the world over by his ever-inspired music hanging eternally in the air.

Alexis Galperine

English translation: Theresa Lister

 

 

CLASSICA ( octobre 2021) ****

Enregistré à Nancy en présence du compositeur pour ses 70 ans, cet hommage à George Crumb fait jaillir sa scintillante poèsie tout en résonnance. Eleven Echoes of Autumn assemble, fondus sans interruption, onze segments de sonorités rares, distorsions éclatées et voluptueuses, avec, murmurée avant chacune des cadences, une citation de Garcia Lorca: " Et les arcs brisés où le temps souffre". Tous ses interprètes, Jay Gottlieb au piano, Pierre Roullier à la flûte, Alexis Galpérine au violon, Bernard Yannotta à la clarinette, ont depuis confirmé leur grande valeur. 

Sous les doigts de Jay Gottlieb, des extraits de Makrokosmos I&II déploient leur onirisme orientalisant, avec des grappes sonores expressives explorant les signes du zodiaque. Debussy et Bartok n'ont jamais été aussi fusionnés que dans cette pièce saisissante dans ses miroitements. 

Jean de Spengler interprète ensuite avec finesse une oeuvre de jeunesse, la Sonate pour violoncelle - " un quart de Boris Blacher (son professeur)," un quart de Bartok, un quart d'Hindemith, et seul le dernier quart est vraiment de moi!" dixit Crumb.

Enfin, le très ciselé quatuor à cordes électrifié Black Angels est dynamisé par le Quatuor Stanislas, qui exécute une version démoniaque de ce sommet de la musique contemporaine, odyssée spirituelle sans retour dans le domaine de l'inouï;

Romaric Gergorin

 

DIAPASON  (février 2022) 4 Diapasons

En mai 1999, George Crumb assistait aux concerts donnés à Nancy pour son soixante-dixième anniversaire. L'effet stimulant de sa présence est patent, la concentration des interprètes des Eleven Echoes of Automn (1965) se cristallisant dans un climat à la fois sobre et intense. La fusion des harmoniques obtenues par la pression sur les cordes du piano avec ceux du violon, les paroles murmurées, le tapping sur les instruments ou encore le sifflé y sont utilisés avec parcimonie et un juste à-propos. Si on peut trouver par moments la clarinette un peu dure, ce qui limite la fusion avec la flûte alto chatoyante de Pierre Roullier, la pièce respire avec naturel.

La lecture que donne le Quatuor Stanislas du célèbre Black Angels (1970) intègre de façon organique le recours à des percussions, à des verres de cristal et à la voix parlée. Ces treize brefs mouvements agencés en arche réussissent un coup de maître: rien - ni les citations musicales, ni les modes de jeu bruitistes, ni les chiffres proférés en plusieurs langues, qui soulignent le goût du compositeur pour la numérologie - n'y paraît anecdotiques.

Si la ferveur des musiciens est est comparable dans le Sonate pour violoncelle seul et dans les extraits de Makrokosmos I et II pour piano, on préfère, à un langage pétri des influences de Bartok, Kodaly et Hindemith, l'inventivité foisonnante dont Crumb fait preuve avec un piano à peine augmenté par le jeu sur les cordes et le recours à quelques accessoires. Jay Gottlieb est extrêmement réactif, au bénéfice d'une articulation très claire du discours et d'un grave dynamique et jamais pesant. Deux décennies plus tard, cet hommage au grand compositeur reste vibrant.

Pierre Rigaudière